CHAPITRE VI
Hilary avait été quelque peu déçue par Casablanca. L’Europe y était trop présente, et le mystérieux Orient pas assez. Aussi s’en allait-elle avec plaisir vers le nord.
Assise près de la fenêtre, elle regardait fuir le paysage. Le ciel était pur, le temps superbe. Elle avait en face d’elle un Français de petite taille, qui devait être un voyageur de commerce. Une nonne, qui disait son chapelet d’un air réprobateur, occupait un coin du compartiment, dans lequel se trouvaient encore deux Mauresques, encombrées de paquets et qui bavardaient avec une joyeuse animation.
Après avoir offert du feu à Hilary, qui venait de porter une cigarette à ses lèvres, le Français engagea la conversation. Il connaissait bien le pays et la jeune femme le trouva intelligent et intéressant.
— Vous devriez aller à Rabat, dit-il. Il faut voir Rabat !
— J’essaierai, mais je n’ai pas beaucoup de temps.
Souriant, elle ajouta :
— Et puis, je n’ai pas tellement d’argent ! Nous ne pouvons pas en emporter autant que nous voulons.
— Il y a toujours moyen de s’arranger avec un ami résidant dans le pays !
— Il se trouve, malheureusement, que je ne connais personne au Maroc.
— La prochaine fois, madame, vous me préviendrez ! Je vous donnerai ma carte. Je me rends souvent en Angleterre, vous me rembourserez là-bas. C’est si simple !
— Je vous remercie d’avance et je profiterai de votre offre, car je compte bien revenir au Maroc.
— Un pays qui diffère sensiblement du vôtre. Il fait si froid, chez vous ! Avec le brouillard… Notez qu’à Paris, où j’étais encore il y a trois semaines, c’était à peu près la même chose ! Quand je suis parti, il faisait un temps de chien. J’arrive ici ! Soleil sur toute la ligne ! Remarquez qu’ici l’air est quelquefois assez vif. Mais il est toujours pur ! Ça compte. Comment était le temps, quand vous avez quitté l’Angleterre ?
— Tel que vous l’avez décrit. Froid et brumeux.
— C’est la saison. Vous avez eu de la neige, cette année ?
— De la neige ? Non.
Hilary, amusée, se demandait si ce petit Français, qui avait l’air d’avoir beaucoup voyagé, se rendait compte qu’il se comportait tout à fait comme un Anglais en faisant porter la conversation presque exclusivement sur le temps. Elle lui posa deux ou trois questions sur la situation politique au Maroc et en Algérie et il y répondit avec bonne grâce, et en homme bien informé.
Il faisait nuit quand on arriva à Fez.
Hilary avait à peine mis le pied sur le quai de la gare que des porteurs arabes se disputaient ses bagages. Un peu étourdie par le bruit, la jeune femme ne savait trop que faire. Son compagnon de voyage, heureusement, vint à son secours.
— Vous descendez, j’imagine, au Palais Jamail ?
— Oui.
— Parfait. Vous savez que c’est à huit kilomètres d’ici ?
— Huit kilomètres ! Alors, c’est hors de la ville ?
— C’est près de la vieille ville. Je suis obligé, moi, de me loger dans le quartier commerçant de la ville neuve, mais, si je voyageais pour mon plaisir, je m’installerais au Palais Jamail. C’est une ancienne résidence seigneuriale, avec de magnifiques jardins, et le vieux Fez, qui est resté à peu près tel qu’il était autrefois, est tout à côté. Je n’ai pas l’impression que l’hôtel ait envoyé une voiture à la gare. Si vous le voulez bien, je vais vous procurer un taxi.
— Vous êtes trop aimable.
Quelques minutes plus tard, Hilary était installée dans un taxi, ses bagages à côté d’elle. Le Français lui dit très exactement combien elle devait donner aux porteurs arabes et, ceux-ci ayant protesté contre la modicité de leur rétribution, il se chargea lui-même de les disperser, s’adressant à eux dans leur langue, sur un ton sans réplique. Après quoi, tirant une carte de visite de son portefeuille, il la remit à Hilary.
— Si je puis vous être utile, madame, n’hésitez pas à faire appel à moi ! Je suis au Grand Hôtel pour quatre jours.
Il salua et s’éloigna. Hilary, comme sa voiture démarrait, profita des lumières de la gare pour jeter un coup d’œil sur la carte. L’obligeant Français s’appelait Henri Laurier.
Le taxi sortit de la ville et, bientôt, roula dans la campagne. Hilary essayait de voir à travers les vitres, mais il faisait trop noir pour qu’elle pût rien distinguer, sauf, de temps en temps, un building brillamment éclairé. Hilary songeait. Était-ce ici que son voyage cessait d’être une banale promenade, ici qu’elle entrait dans l’inconnu ? M. Laurier était-il un simple voyageur de commerce ou bien le représentant de la mystérieuse organisation qui put amener Thomas Betterton à abandonner ses travaux, son foyer, sa femme et son pays ? Hilary se sentait vaguement inquiète. Où ce taxi l’emmenait-il ?
Il la mena simplement, et par la route la plus directe, au Palais Jamail. C’était, elle le découvrit avec ravissement, une somptueuse résidence orientale, avec de longs divans, de petites tables basses et des tapis indigènes. Du bureau de la réception, elle fut conduite, par une succession de salles en enfilade, à une terrasse fleurie, d’où, par un escalier à révolution, elle gagna sa chambre, une vaste pièce meublée à l’orientale, mais pourtant pourvue du « confort moderne » indispensable au voyageur du XXe siècle.
Le serviteur qui l’avait amenée la renseigna sur l’heure du dîner, servi à partir de sept heures et demie. Elle ouvrit une de ses mallettes, fit un peu de toilette et se rendit à la salle de restaurant, qui ouvrait sur la terrasse.
Hilary fit un excellent dîner. Assez fatiguée, elle ne se donna pas la peine de bien examiner les personnes qui étaient aux autres tables, mais quelques-unes pourtant retinrent son attention. Elle remarqua particulièrement un monsieur déjà âgé, de teint très jaune, qui portait le bouc et que le personnel servait avec un empressement qui ne pouvait passer inaperçu. Elle se demanda qui il était. Les autres dîneurs semblaient tous être des touristes. Il y avait un Allemand, qui occupait tout seul une grande table. Au milieu du restaurant, se trouvait une très jolie jeune femme, qui devait être une Suédoise ou une Danoise, accompagnée d’un monsieur d’un certain âge déjà ; on voyait aussi quelques Anglais, des Américains, et trois familles françaises.
Elle prit le café sur la terrasse. L’air était frais, mais sans excès, et les fleurs embaumaient. Elle se retira tôt.
Le lendemain matin, assise à l’ombre d’un parasol sur la terrasse inondée de soleil, elle réfléchit à ce que sa situation avait d’invraisemblable. Affublée de l’identité d’une morte, elle était là à attendre des événements exceptionnels, alors qu’il était très possible que rien ne survînt. Pourquoi la pauvre Olive Betterton n’aurait-elle pas été tout simplement une malheureuse femme qui, très éprouvée, ne se rendait au Maroc que pour y trouver un peu de repos et des paysages qui la distrairaient de ses sombres pensées ?
À la réflexion, les paroles qu’elle avait prononcées juste avant de mourir s’expliqueraient de façon très ordinaire. Elle voulait dire à son mari de se méfier d’un certain Boris. Quoi de plus naturel ? Délirant à demi, elle avait récité deux vers, puis dit : « Je ne voulais pas le croire ! » Croire quoi ? Vraisemblablement, que son mari avait fini par écouter ceux qui lui conseillaient de quitter l’Angleterre et de disparaître. Plus elle y pensait, plus Hilary se persuadait qu’Olive Betterton ne savait rien.
Dans le jardin en contrebas de la terrasse, des enfants jouaient et couraient, sous la surveillance de leurs mamans. Il faisait un temps magnifique. La blonde Suédoise s’assit à une table, assez loin de Hilary, et bâilla. Après quoi, tirant de son sac à main un bâton de rouge très pâle, elle fit, sans nécessité, quelques retouches à des lèvres déjà parfaitement dessinées. Son compagnon – peut-être son mari, ou peut-être son père – vint la rejoindre. Elle répondit sèchement à son bonjour, puis, penchée vers lui, elle lui parla, visiblement avec mauvaise humeur. Hilary eut l’impression qu’il s’excusait.
Venant des jardins, le vieil homme au visage jaune et au bouc parut sur la terrasse. Il alla s’asseoir près du mur du fond. Il n’avait pas encore pris place dans son fauteuil qu’un maître d’hôtel, accouru à toutes jambes, prenait sa commande.
Hilary se fit servir un Martini. Retenant le garçon, elle lui demanda à voix basse qui était le vieux monsieur au bouc.
— C’est M. Aristidès. Il est prodigieusement riche. Prodigieusement !
Le garçon avait prononcé le nom avec respect et fait allusion à la fortune du personnage avec une sorte d’extase. Hilary regarda le vieillard. Un pauvre échantillon d’humanité ! Ridé, desséché, comme momifié. Mais riche ! Son argent faisait tout oublier. Un signe de lui et tout le personnel de l’hôtel se prosternait à ses pieds ! Il fit un mouvement et ses yeux, un instant, rencontrèrent ceux de Hilary. Même à distance, elle fut frappée de l’éclat et de l’intelligence de son regard. L’homme, très certainement, n’était pas banal.
La Suédoise et son compagnon se levèrent pour gagner le restaurant. Le garçon qui avait renseigné Hilary lui donna sur eux des informations qu’elle ne demandait pas.
— Lui, c’est un Suédois, un industriel. Extrêmement riche. Et la femme, une vedette de cinéma, une autre Garbo, à ce qu’il paraît. Très jolie, mais imbuvable ! Elle est impossible. Rien ne lui plaît et elle n’arrête pas de lui faire des scènes. Elle dit qu’elle en a assez d’être à Fez. Probablement, parce qu’il n’y a pas de bijouteries et pas assez de femmes pour lui envier ses toilettes. En tout cas, elle s’ennuie et elle a décidé de partir demain. Lui, ça l’embête, mais il s’incline. Ah ! il ne suffit pas d’avoir de l’argent pour avoir la paix !
Sur cette réflexion philosophique, le garçon, brusquement, démarra comme un champion de course à pied pour aller prendre les ordres de M. Aristidès. L’homme prodigieusement riche l’avait appelé d’un mouvement de l’index.
La plupart des hôtes du Palais Jamail étaient maintenant au restaurant, mais Hilary, qui avait pris son petit déjeuner assez tard, n’était pas pressée de se mettre à table. Elle commanda un second apéritif. Un jeune Français, très élégamment vêtu, sortit du bar et se dirigea vers les jardins. Passant près de la jeune femme, il la dévisagea avec insistance. Il s’éloigna en fredonnant deux vers d’un opéra français, que Hilary reconnut :
Le long des lauriers-roses,
Rêvant de douces choses…
Elle fronça le sourcil. Laurier ? N’était-ce pas le nom de ce Français qu’elle avait rencontré dans le train ? Coïncidence ou bien… ? Fouillant dans son sac à main, elle chercha la carte de visite qu’il lui avait remise. Henri Laurier, 3, rue du Croissant, Casablanca. Au dos de la carte, quelques mots avaient été tracés au crayon, puis effacés à la gomme, assez imparfaitement. Elle déchiffra les deux premiers : « Où sont », et le dernier : « antan ». Un message ? Elle en doutait. Il s’agissait plutôt d’une citation, que Laurier avait notée, puis effacée.
Hilary leva les yeux : quelqu’un lui interceptait « son » soleil. C’était M. Aristidès. Debout près de la balustrade dominant les jardins, il regardait au lointain les collines qui fermaient l’horizon. Il soupira, se retourna et, d’un geste maladroit, renversa le verre qui se trouvait sur la table de Hilary. Il s’excusa en français et elle lui déclara gentiment que le malheur n’était pas grand.
— Vous permettez, madame, que je fasse remplacer votre apéritif ?
La commande passée au garçon accouru, il renouvela ses excuses à Hilary, la gratifia d’un grand salut fort courtois, puis s’en alla vers le restaurant.
Le jeune Français revenait des jardins, fredonnant toujours. Il ralentit le pas de façon sensible en passant près de Hilary. Constatant qu’elle ne paraissait même pas s’apercevoir de son existence, il eut un léger haussement des épaules et continua sa route vers le bar.
Le garçon arrivait, apportant à Hilary un nouveau Martini. Elle lui demanda si M. Aristidès voyageait seul. La question parut le choquer.
— Oh ! madame, vous ne voudriez pas ! Seul, un homme si riche ? Il a avec lui son valet de chambre, deux secrétaires et son chauffeur.
M. Aristidès ne voyageait pas seul, mais, au restaurant, il mangeait solitaire, comme la veille. Hilary remarqua, à une table voisine de la sienne, deux jeunes hommes qui devaient être ses secrétaires, à en juger par leur attitude. Ils ne quittaient pas M. Aristidès des yeux et on les devinait prêts à courir à lui au moindre signe. M. Aristidès, lui, semblait ne pas les voir. Un secrétaire, pour M. Aristidès, était-ce seulement un être humain ?
L’après-midi passa comme un rêve. Descendant de terrasse en terrasse, Hilary fit une longue promenade dans les jardins. Avec leurs jets d’eau scintillant au soleil, avec leur verdure, piquée çà et là de la tache rouge des oranges, avec leurs parfums aussi, ces jardins étaient bien ce que doivent être des jardins, un enclos paisible que ses murs protègent des bruits et des agitations du monde. Hilary aurait voulu rester là, et y rester toujours…
Ce qui l’enchantait, c’était moins le décor même des jardins que ce qu’il symbolisait à ses yeux : le calme et la tranquillité d’esprit. Un calme et une tranquillité d’esprit qui lui avaient longtemps été refusés et qu’elle trouvait au moment même où elle venait de se lancer dans une aventure pleine de périls.
À moins qu’il n’y eût pas d’aventure du tout. Peut-être allait-elle rester là quelque temps, pour constater, en définitive, qu’il ne se passait rien.
Quand, vers le soir, elle rentra à l’hôtel, Hilary eut la surprise de rencontrer dans le hall Mrs. Calvin Baker, ses cheveux bleus teints de la veille, toujours chic et toujours volubile.
— Je suis venue par l’avion, dit-elle à Hilary. J’ai horreur des trains ! Non seulement ils n’avancent pas, mais ils transportent, dans ces pays-ci, des gens qui ignorent totalement ce que c’est que l’hygiène. Avez-vous remarqué les nuées de mouches qui se posent sur la viande vendue dans les souks ? C’est invraisemblable ! Mais, parlons de vous ! J’imagine que vous avez déjà visité la vieille ville ?
Hilary avoua qu’elle n’avait rien vu de ce qui doit être vu.
— Je me suis contentée de paresser au soleil.
— J’oubliais que vous sortez à peine de l’hôpital.
Pour Mrs. Calvin, seule la maladie pouvait excuser une telle indifférence à l’égard des choses qu’on n’a pas le droit de ne pas voir. Elle poursuivit :
— Je suis stupide ! Après le choc que vous avez eu, vous devriez rester allongée dans le noir, presque du matin au soir. Nous ferons ensemble quelques petites expéditions. Vous verrez ! Moi, j’aime les journées bien remplies. Tout est prévu, tout est organisé ! On ne perd pas une minute.
C’était un peu, pour Hilary, comme une préfiguration de l’enfer. Elle n’en fit pas moins compliment à Mrs. Calvin Baker de son activité et de son allant.
— J’avoue que, pour une femme de mon âge, je me défends gentiment, dit l’Américaine. Je ne me sens jamais fatiguée. Au fait, vous ai-je dit que Miss Hetherington arrive ce soir ? Vous savez, cette Anglaise qui était à Casablanca. Elle a préféré prendre le train… Je vous quitte. Il faut que je m’occupe de ma chambre. Celle qu’on m’a donnée ne me plaît pas et il est entendu qu’on doit m’en trouver une autre.
Mrs. Calvin Baker, tourbillon miniature, partit là-dessus.
La première personne que Hilary aperçut ce soir-là, lorsqu’elle entra au restaurant, fut Miss Hetherington, assise seule à une petite table. Elle avait ouvert un roman à côté de son assiette et lisait tout en mangeant.
Hilary prit le café avec Mrs. Baker et Miss Hetherington. Celle-ci ne cacha point que la blonde vedette suédoise et son vieux chevalier servant ne lui inspiraient aucune sympathie.
— Il est évident, ajouta-t-elle, qu’ils ne sont pas mariés. C’est écœurant ! Heureusement, on ne rencontre pas que des couples irréguliers. La famille française qui était à la table voisine de la mienne est fort bien. Les enfants m’ont paru charmants. Ce qui m’étonnera toujours, c’est qu’on couche les petits Français si tard ! Pour moi, à dix heures, au maximum, un enfant doit être au lit. Et je suis également d’avis que, le soir, on ne doit lui donner que des biscuits trempés dans du lait ! Ces petits Français ont mangé de tout !
— Le régime a l’air de leur réussir, dit Hilary en riant.
Miss Hetherington secoua la tête.
— Ils paieront cela plus tard. Vous rendez-vous compte qu’ils ont même bu du vin ? Et ce sont les parents qui le leur versaient !
Miss Hetherington en était encore bouleversée.
— Il faudrait penser à ce que nous ferons demain, dit Mrs. Calvin Baker. Je ne crois pas que je ferai de nouveau la visite de la vieille ville. Elle est extrêmement intéressante, mais je l’ai déjà faite, la dernière fois que je suis venue ici. C’est un vrai labyrinthe et, sans mon guide, jamais je n’aurais pu revenir à l’hôtel. C’était un charmant garçon, qui m’a dit quantité de choses intéressantes. Il a un frère qui est aux États-Unis, à Chicago, si je me souviens bien. Notre promenade dans la ville terminée, il m’a emmenée dans une sorte d’auberge-salon de thé, presque tout en haut de la colline. De là, on a sur tous les environs une vue magnifique. Naturellement, je n’ai pu faire autrement que de boire un peu de leur thé à la menthe. C’est une horreur ! Et ils voulaient me faire acheter des souvenirs. Il y en avait qui n’étaient pas laids du tout. Mais les autres ! Heureusement, je suis restée ferme. Il ne faut pas se laisser faire, vous ne croyez pas ?
— Oh ! si, s’écria Miss Hetherington.
Et elle ajouta, amère :
— D’autant qu’il nous est bien difficile d’acheter des souvenirs, avec le peu d’argent qu’on nous autorise à sortir d’Angleterre !